
Prenez un petit bout de ficelle. Accrochez-y quelques souvenirs, quelques brindilles de pailles du passé et nous avons Reconvilier.
C’est si joli, ce mot. Re-con-vi-lier.
Ca sonne comme un poème, comme les oiseaux de papiers de Binette Schroeder, pour ceux qui l’ont connue, vue, lue. Reconvilier c’est un petit lieu, à flanc de coteau, logée au pied de forêts de sapins. Sa descente en pente douce, son petit ruisseau longeant poliment la rue du Bruye.
Au 32, nous avons le souvenir qui se loge. Il est resté là pendant toutes ces années à m’attendre. Je viens. Voici le bout de ficelle que je tire. Il y a des maisonnettes, pas hautes, juste sur un étage. Des sortes de mobile home en dur, qui longent la ruelle. C’est une rue voisine à d’eau d’aile d’oiseaux de la grande usine de Reconvilier. Les voies ferrées séparent les lieux. Et là, il y a le petit portail du 32, qui s’ouvre sur une maison et ses escaliers en pierre, sa cour en béton qui scie les genoux, une balançoise à l’entrée à droite, et tout un jardin de pâquerettes entouré de tuyas. Un grand sapin vert-bleu trône à la jonction du béton et du jardin, arbre-maison de tous nos petits jeux d’eau, des moulins fabuleux, des jeux de billes, aussi. Une perdrix y logeait et je l’écoutais les soirs ou nous dormions là, faire ses roucoulements. Un poirier, collé contre le mur de la maison me faisait de la peine à chaque fois que je le regardais.
Grand-papa et ses doigts, qui bougent au rythme de ses yeux qui déchiffrent une partition, délicatement, au piano. Son métronome au-dessus, rigolo. Ses mains je m’en souviens très bien. J’ai toujours été fascinée par les détails insignifiants. Aujourd’hui je me souviens aussi de son attitude tendre et affectueuse, de ses bras qui nous recevaient et dans lesquels on se jetait comme des petites fleurs rares et précieuses. Il nous voulait sur ses genoux pour nous faire sautiller, pour qu’on chante avec lui. Une sur chaque genou. Et ses chansonniers qu’il s’appliquait à lire et jouer avec nous. Ca ennuyait ma sœur et elle désertait les genoux au bout de 3 secondes, et moi je pouvais pas faire pareil alors bon, je restais là. « C’est si simple d’aimer. De sourire à la vie. De se laisser charmer, lorsque c’est notre envie, de permettre à nos cœurs d’entrouvrir la fenêtre au soleil qui pénètre et qui nous rend meilleurs. » Emile Jacques Dalcroze.
Tout un pan de mon enfance. Un pan qui sent bon les aiguilles de sapin, les notes de violon, les tartes aux prunes, la peinture à l’huile, le papier des livres, les herbiers de fleurs bien rangés dans le bureau, la chambre à l’odeur de vernis en bas avec ses deux lits qui grincent, la chambre du grenier qui sent le bois, et en bas, le vieux téléphone gris à fil ou trône une photographie sous cadre de Jean et Hélène, jeunes et beaux, à Londres.
Reconvilier, c’est un pan de l’enfance. Celui d’un ciel silencieux où se déroulait une fête pour les deux « petites bottes » ; une fête permanente faite d’un droit joyeux à la télé française, aux plaques de chocs, aux histoires interminables et passionnantes qui sortaient de la bouche de ma grand-mère Hélène qui débitait ses récits passionnants inventés à mesure, en tricotant. Tout un privilège qui nous était accordé alors que nos parents semblaient être ailleurs, nous oubliant un peu des semaines d’effervescence à la ferme, tout aussi bien que nous les oubliions par bonheur, gâtées à bloc: tours de manèges, sucreries, piscine d’eau chaude, zoo, frites, desserts, télés, histoires, jeux, cadeaux, re-jeux, re-histoires…
Reconvilier. C’était aussi une ruelle longiligne interminable de béton, ou l’on pouvait croiser une menuiserie, quelques maisons de maîtres transformées en logements, quelques maisons hautes et anciennes entourées de jardins et de haies hautes, et la maison des voisins à quelques enjambées de haies. A 8 ans, nous sommes au début des années 1980. Le mur de Berlin tient encore droit et moi je ne suis pas encore bien haute. Je commence à aimer les trucs de petites filles; les bijoux, les brillants, les tenues roses, l’odeur du mascara et le bleu sur les yeux. Un jour, alors que je contemple la collection de colliers merveilleux et de perruques étranges de Grand-maman, voilà que je commet un délit : je me badigeonne mes petits doigts de son vernis rouge. Elle, si tendre de coutume me gronda comme si j’avais commis un délit. J’en fus troublée au point que je finis par retirer tout le vernis avec mes dents et plus jamais, au grand jamais, je n’essayai le moindre geste coquet en ce lieu de mon enfance.
D’une manière générale, j’étais une petite fille très, très heureuse. Je rêvais. Beaucoup. Des trucs de petite fille. Je me rappelle en particulier du grand jour que j’attendais avec impatience où je pourrais danser au bal de la prochaine rencontre de famille. On avait dû me parler d’un truc ; c’était inscrit dans ma pensée et au fond de mon cœur à vibrer. Une fois le jour de la rencontre de famille arrivé, le coeur débordant de bonheur avec ma petite robe, je suis entrée dans la salle de fête et j’ai attendu. Au bout d’un temps infiniment long, j’ai demandé à maman quand le bal allait donc commencer. Elle m’a répondu un peu surprise qu’il n’y avait pas de bal. Je vous dis pas la déception. Alors tant pis: je me suis dis que je ferais mon bal toute seule. Aussi gracieusement et librement qu’on peut l’être à 8 ans, j’ai déployé ma danse de bal imaginaire, bondissante petite fillette et traversant la salle en pas de chats joyeux et libres.
Revenons à Reconvilier. J’avais la tête dans les cerisiers en fleurs, dans les pruniers de grand-papa, le vieux poulailler qui servait à ranger des outils, et le persil de grand-maman. Je ramassais des groseilles, j’écoutais grand-papa essayer de m’intéresser à la littérature, je goutais des « raisinets » de grand-maman, comme on les appelait. Et elle nous faisait des tartines transcendentales après avoir joué au « onze ».
Reconvilier, c’était un village-usine. Une usine avec des toits en dents de scie le long de la route, et emportant avec elle tous les habitants – presque – dans son gros ventre métallurgique. Les gens n’y semblaient pas forcément heureux à part le boulanger qui souriait style Enrico Macias. Grand-papa tenait la bibliothèque municipale, le chœur d’hommes, il était directeur de l’école et tout les gamins en avaient peur. C’était un monsieur important et très sérieux. Moi je n’aimais pas trop quand il faisait son sérieux avec moi dans la rue. Il essayait de me faire dire « bonjour MONSIEUR, bonjour MADAME » quand on croisait des gens. Il m’avait même dit qu’il me filerait cinq balles si je m’exécutais et réussissait à rajouter le mot magique à la fin du bonjour. Mais malgré une certaine motivation, ça m’arrachait vraiment trop la langue. J’ai jamais eu la précieuse tune.
Image : vue de nos chambres, gamines – dessin: Marie-Fleur Stalder

Marie-Fleur Stalder