Tôt ce matin, je me fais réveiller par sans doute l’un des derniers moustique du mois de septembre. Il vrombit au plus près de mon oreille. Par magie, mon rêve me revient à l’esprit. Étrange. La déportation. Dans une ambiance silencieuse, qui est un son à lui seul. Nous avançons lentement sur les quais du Mont-Blanc, nous, gens de Genève. Nous avançons malgré le fait que nous ne sachions pas ou nous allons, suivant celui du devant, qui suit celui du devant.
Dans ma conscience, la scène me renvoie aux images d’archives, ou des films que j’ai pu voir des déportations d’il y a plus de 80 ans. Et dans mon rêve, nous avons dû quitter nos foyers rapidement, on nous l’a demandé. Pardon pour son côté extraordinaire mais il y a des extra-terrestres. Ils sont là. Je ne les vois pas, mais « on sait ».
Et je m’endors. Et le moustique ramène sa fraise. Alors comme par magie je retrouve le fil de cette expérience étrange, et marchant sur le quai du Mont Blanc avec des centaines d’autres gens, je demande ou nous allons. Personne ne sait. Je demande pourquoi nous y allons. Personne ne sait non plus. Et de dessous ma couette, je questionne mes souvenirs d’archives, de films, de livres sur le sujet. Tout cela est anormalement proche de moi. Dans ce rêve, nous sommes piégés dans un temps étrange et avançons avec un seul petit sac autorisé pour le « voyage ».
Mais c’est un rêve ou j’ai droit au chapitre alors j’en profite : « Changer de plan » – je dis. Je rembobine alors le film et me retrouve chez moi, à dévaler les escaliers pour rejoindre des amis. Je monte chez eux et je toque. Pas de réponse. Les gens quittent encore les immeubles. Et soudain on me répond. « On est cachés au grenier ». Et là je me retrouve dans la rue, sur la plaine de Plainpalais. Je vois des dames se fixer des bijoux avec des barrettes dans les cheveux en courant. Je me souviens d’avoir alors pensé que la vraie richesse, c’est les réseaux. Et je ressens la fragilité derrière chaque plan pour tenter de fuir.
« Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif.
Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester. »
Martin Niemöller
Alors je me demande pourquoi je pense à toutes ces choses. Et là : zou ! Je suis renvoyée dans mes pensées 3 jours auparavant, dans le tram. Et j’y revois ce monsieur qui me demande l’obole. Il passe entre nous avec son sourire gentil, il lui manque des dents et sa barbe et son look disent sur l’apprêté de sa vie présente. Il me reconnait. Son regard est gentil, joyeux, amical. Et je me souviens alors qu’il « habite » sur le palier extérieur d’un ancien Théâtre, en plein centre de Genève. Son matelas fait la largeur du palier, et chaque matin il l’enroule soigneusement et le range dans un banc qu’un fleuriste à eu la délicatesse de lui prêter. Il dort dehors. Son compère dort sur le palier voisin et je lui dépose de temps à autre un café. Les deux ils sont gentils, n’embêtent personne, ils font la manche et puis voilà, ils n’ont rien. Et dans ce tram, je me retrouve face à lui, toujours gentil et calme. On discute un peu. D’où il vient, qui est là, avec lui, voilà. Pas grand-chose.
Mais revenons à mes moutons. A nos moustiques. Bien que j’empeste la citronnelle il continue à me réveiller. J’aimerais bien lui filer une raclée, mais qui sait*, peut-être est-ce grâce à lui que j’écris ces mots.
Alors je reviens à mon sujet. Et je pense à toutes ces migrations. A ces gens qui n’ont pas choisi de prendre un matin le strict nécessaire, de quitter leur maison illico, d’abandonner leur terre, d’être séparés entre eux, de se perdre malgré des liens profonds, pour s’embarquer vers un lieu inconnu sous la pression de guerres ou de la misère.
Tout ça, à 5 heures du matin. Et à cause d’un moustique.
* J.R.R. Tolkien :
Image : Wolfgang Hasselmann